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Manger !



Manger, est-ce si évident ? Qu’est-ce que cela met en oeuvre ? Que manger ? Y-a-t-il une voie du «bien manger» ? Quel mangeur suis-je ? De multiples questions se posent à l’évocation même du verbe «manger», terme en apparence si simple. Manger est cependant une opération intime et complexe qui nous relie à nos pulsions, à la société et aux autres, et à la vie tout court.



Le corps de chair, matériel, a des besoins et que cela nous plaise ou non, nous sommes soumis à ces besoins. Nous sommes engagés chaque jour dans une opération prenante : le maintien de notre corps en vie. Et cela passe par le fait de manger. Nous avons besoin de manger. Or, manger n’est pas simple et si directement concret qu’il y paraît. Le fait de manger n’est pas vécu objectivement. Y-at- il un mangeur «normal » ? Non, il n’y en pas. Il y a mille mangeurs, car il y a mille façons différentes d’être en lien avec la vie. Et il y a mille bébés derrière ces mille mangeurs. Mille bébés qui tètent le sein de leur mère en ressentant chacun différemment cette première nourriture. En fonction de la santé de la mère, de son humeur, de l’environnement et de tant d’autres facteurs.

Cette première nourriture, chaude et bienfaisante, le bébé va éprouver grande satisfaction à la consommer. Ce sera, dixit le sieur Freud, la première sensation de plaisir connue, qui fait écho au plaisir sexuel. La nourriture est donc directement reliée, dans notre mémoire corporelle, au plaisir. On comprend mieux, dès lors, quelle place elle peut prendre dans la vie des individus et quelle charge symbolique on lui attribue.

… Et pas un peu ! ...

Par ailleurs, il est intéressant de noter que la défécation joue le même rôle. Le bébé éprouve beaucoup de plaisir à manger et à «faire caca». Nourriture et défécation sont intimement liées.
Sans doute, adultes, savons-nous que ce lien est indissoluble et que ce que nous mangeons, fût-ce même le plus raffiné et délicat des mets, est potentiellement excrémentiel ! C’est gênant, pour la plupart des gens. On préfère rester dans les hauteurs plutôt que penché sur la lunette des WC. Le corps est de toute façon suspect dans ce qu’il a de pulsionnel et dans ce qui nous échappe, à savoir, entre autres, les excréments, la morve, l’urine, la transpiration... Mais ces liquides viennent pourtant de la nourriture et du travail qu’elle met à l’oeuvre dans le corps.

La nourriture nous travaille. Et pas un petit peu. Nous le savons. Nous nous savons soumis à ce travail. L’accepter, avec tout ce que cela implique, n’est pas simple. Si cela était, si l’humanité acceptait totalement la matérialité première et charnelle du corps, elle n’aurait pas besoin de mettre de la culture dans la cuisine.

Détourner la pulsion première

Or, la culture se taille une place de choix dans la nourriture. Dès le début, dès que l’humanité a commencé à cuire ses aliments, elle est passée à une nourriture transformée, ce qu’a très bien exprimé l’ethnologue Lévi- Strauss dans son livre «Le cru et le cuit». Durant toute l’histoire de l’humanité, nous élaborons des combinaisons de saveurs, de goûts, de parfums. Nous nappons les viandes, apprêtons les légumes, faisons des gelées ou des confitures de fruits,...

Non seulement nous préparons la nourriture, nous transformons le produit premier, mais nous élaborons aussi des rituels de table. Nous ne mangeons ni ne servons la nourriture n’importe comment. Nous sommes des êtres civilisés, donc nous détournons la pulsion première, nous la rendons viable. Manger ? Oui, mais dans le camouflage, ceci dit sans jugement. Car la cuisine devient de l’art. Du savoir. De la transmission aussi.

Le désir de manger

C’est que nous savons que manger, c’est aussi une affaire de désir. On a besoin de manger pour se nourrir et pour survivre. Mais on désire aussi manger pour le plaisir que procure la nourriture. Lorsque que l’on questionne les personnes qui ont fait un jeûne, bon nombre d’entre elles expriment que la difficulté ne réside pas essentiellement dans le fait d’être privé de nourriture. Ainsi, Estelle : «J’avais décidé de faire une diète de remise en forme durant 7 jours. On était dans un environnement sain, en groupe, bien suivi. Ce qui m’est apparu clairement, c’est que je ne souffrais pas de la faim. Mais je ressentais l’envie de manger de bonnes choses. Ce qui me manquait, c’était de jouir du goût !».

Manger est affaire de désir. Comme faire l’amour. On en revient aux observations de Freud. Ceci dit, il suffit d’examiner le langage de tous les jours pour constater combien les métaphores relatives à la nourriture sont omniprésentes dans le vocabulaire amoureux. La bouche se nourrit, mais est aussi bouche amoureuse. «Je te mangerais». Encore mieux : «Je te mangerais toute crue !». Il suffit d’ailleurs de réfléchir quelque peu au lexique du terme « manger » pour constater qu’il se décline dans nombre de domaines quotidiens.



Un rapport intime

à la nourriture C’est que le «manger» occupe nos pensées et qu’il est l’occasion de pratiques diverses, d’obsessions, de fantasmes, voire de délires. Il est peut-être intéressant de se donner la peine de voir du côté de notre rapport tout à fait intime avec la nourriture et de se poser la question : «Qu’est-ce que manger signifie pour moi ?».
A cette question, pas de réponse toute faite. Rien que des nuances, rien que du personnel.

En tous cas, il semble que le souci de la nourriture soit général. Pas le plus petit média qui ait son quart d’heure gourmand, ses recettes, sa diététicienne, sa recherche du produit sain. Ceci sous l’égide du Dieu «Santé» auquel on sacrifie avant de manger, de façon consciente ou inconsciente. On ne mange plus décomplexé. Rabelais, engouffrant librement et joyeusement ses chapelets de saucisses, rotant et pétant à qui mieux mieux n’a plus la cote depuis la Renaissance où l’image du corps s’idéalise de plus en plus…

Une image à revoir

Manger nous met directement aux prises avec l’image du corps. Et notre société est avant tout société d’images. On en est encore à penser que grossir équivaut à manger trop, faisant en cela fi des problèmes hormonaux, thyroïdiens ou psychologiques dont le surpoids peut être le symptôme. Les gros sont montrés du doigt et bannis. Alors que l’obésité est, par ailleurs, en hausse constante dans l’ensemble de la population occidentale.

Il n’empêche, le corps sans graisse, le corps sans formes, le corps sans fesses et sans poitrine, est imposé comme norme aux jeunes femmes. Il n’est que de voir les mannequins…. et d’aller faire un tour sur le site Ana destiné aux jeunes femmes qui choisissent l’anorexie. Terrible !

Notre société souffre de la matérialité de son corps et ne l’assume pas dans son imperfection, ses bourrelets éventuels, sa mollesse et son vieillissement. Les troubles du comportement alimentaire [boulimie, anorexie, obésité] sont liés à la problématique de l’image corporelle.

Trop manger et être dénutris !

Force est cependant de constater qu’au fil des siècles, l’on mange de plus en plus. Ainsi, en Toscane, en 1605, un habitant mangeait la quantité dérisoire de 7 kilos de viande par an ! Deux siècles plus tard, en 1860, toujours en Italie, la consommation passait à 10 kg par an. Actuellement, en Europe, on en est à 81 kg de viande par an… ! On mange de plus en plus, dans nos pays industrialisés.

Nos tables sont effectivement bien garnies. Ce n’est pas le cas de tous. De par le monde, pour des millions de personnes, la question de trouver de quoi se nourrir, se pose cruellement chaque jour. La survie, basique, essentielle, qui passe par la nourriture, n’est pas garantie. On meurt en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud. Mais ce qui est peut-être nouveau, et absurde, c’est l’écart immense entre les pays où règne la surabondance et ceux où on crève de faim.

Hippocratement vôtre…

Curieusement, dans nos pays riches, l’abondance et la pléthore d’aliments disponibles ne mettent pas à l’abri de la malnutrition. L’alimentation est, en effet, dénaturée, tant dans sa production que dans son conditionnement. Les trois quarts de la population se retrouvent d’ailleurs épuisés…. D’où recherche d’une bonne approche où la fameuse devise d’Hippocrate prend tout son sens : «Que l’aliment soit ton premier médicament !». Des théories alimentaires, il y en a beaucoup, toutes plus convaincantes les unes que les autres. Chaque approche a sa logique. Certaines sont millénaires. Ainsi de la diététique chinoise basée sur une classification des aliments en fonction de leurs saveurs, de leurs couleurs, de la saison en cours. Chaque saveur ou couleur correspond à «nourrir» un organe spécifique. Si, par exemple, le repas ne contient pas toutes les couleurs, l’organe qui n’a pas reçu l’énergie qui lui est propre sera en dysfonctionnement énergétique.



Digérer ? Quelle énergie !

Par ailleurs, manger équivaut à donner à son organisme une énergie suffisante pour vivre… mais il se fait que manger demande également beaucoup d’énergie au corps. La digestion est une affaire qui met toute la tuyauterie en action et un nombre incalculable de processus chimiques en oeuvre.
Aussi, «la sagesse chinoise enjoint-elle d’économiser au maximum l’énergie nécessaire à cette digestion», explique E.B., acupuncteur.

Comment ? En consommant des aliments facilement digestes. Ainsi, tout ce qui est trop complexe est exclu. Le riz sera blanc et non complet ! Par ailleurs, mangeons chaud. La nourriture froide, qui n’est pas à la même température du corps, demande à celui-ci beaucoup d’efforts d’adaptation. Pas de cru non plus : c’est plus difficile à digérer. Les laits de vache et les produits laitiers sont supprimés pour éliminer toute incompatibilité au lactose, de même que les conserves et les sucres rapides. Ce qui donne en substance : pas de cru, pas de froid, pas de lait, pas de sucre rapide. Des produis frais. Et des boissons chaudes, 15 minutes après le repas. Conseils de bon sens, dont certains évidents et à la portée de tous : comme le fait de choisir des produis frais, de bonne qualité, bio…

Et la tête ?

Dans certaines peuplades, on pense qu’en ingérant des aliments, on s’assimile les qualités de ces aliments. Ces croyances sont, de fait, tout à fait sensées. Gageons que les haricots en boite et les haricots frais ont des valeurs nutritives et énergétiques très différentes. On devient ce que l’on mange, autrement dit. La qualité et la fraîcheur ne peuvent qu’être tout bénéfice. Mais ce n’est pas suffisant.

Supposons que notre repas soit composé de produits frais, bio, cuisinés à la vapeur, qui plus est. Magnifique ! Mais ce repas sain et vivifiant est nul et non avenu si nous sommes animés d’un ressentiment quelconque. Une fois de plus, rien ne vaut en soi. Aucune méthode n’est valide en soi. Aucune recette. Ce qui importe est d’abord et avant tout l’état d’esprit dans lequel on fait les choses.



Merci !

Aussi chaque repas est-il une occasion de se rendre © Wojtek Kalka compte que nous avons de la chance de pouvoir le manger. Car la nourriture, qui nous donne la vie, est sacrée. Ainsi, avant chaque repas, souvenonsnous- en. Comme il est de coutume dans toutes les traditions. Dans nos contrées, nous avions le bénédicité : «Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l’ont préparé, et procurez du pain à ceux qui n’en ont pas !».
Chez les bouddhistes, on peut lire, dans le sutra des repas : «Pour le Bouddha, pour la Loi de l’univers, pour la communauté, pour la société et l’humanité toute entière, pour les innocents et ceux qui ne peuvent s’aider eux-mêmes, pour toutes les existences de l’univers. Que cette nourriture soit offerte et mangée».
Quant aux Indiens Thompson dans le Nord, en Colombie britannique, qui s’adressent à la racine du tournesol, comme une guide les conduisant aux sommets : «Je t’informe que je vais te manger. Puisses-tu toujours m’aider à monter, afin que je sois toujours capable d’atteindre le sommet des montagnes ».

Marie-Andrée Delhamende



Paru dans l'Agenda Plus N° de
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