Vers le discernement
Discerner, c’est voir
correctement et c’est
choisir la «bonne» option.
Le recul, le dialogue
avec autrui, l’expérience
contribuent à un meilleur
discernement. Comment
voir les alternatives ?
Et à partir d’où
voit-on ?

Nous sommes sans cesse confrontés à une multitude d’options et de choix, ceci dans tous les secteurs de notre vie : matériel, professionnel, relationnel, sentimental, familial, spirituel. Nous devons sans cesse nous positionner face à des choix. Nous devons sans cesse discerner les bonnes options. Nous devons sans cesse réfléchir…
Parfois, nous avons le sentiment d’être dans le «juste». La solution s’impose, lumineuse et évidente. Parfois, nous pataugeons. Rien n’est clair, notre esprit est embrumé. Nous pressentons alors qu’un discernement correct implique d’abord que nous changions notre façon de réfléchir. Réfléchir le monde. Comme un miroir réfléchissant. Le tain de ce miroir, c’est nous-mêmes. Il nous faut donc rendre clair le miroir si nous voulons que la réalité nous apparaisse telle qu’elle est. Il s’agit de prendre conscience de l’outil de perception que l’on est soi-même.
Ce qui est bon…
Nous devons donc sans cesse discerner quelle est la meilleure option à prendre. Mais quelle est la meilleure option ? Nous recherchons, du moins la majorité d’entre nous, à améliorer notre vie et à être heureux. C’est cela, la meilleure option. C’est ce qui est bon. Bon pour la collectivité s’il s’agit d’un choix à effectuer touchant à la collectivité. Bon pour nous s’il s’agit d’un choix personnel. Mais chacun définira, en fonction de son passé et de son expérience, ce qui est bon justement, ce qu’est le bonheur et ce qui le compose.
A une question semblable, à une situation similaire, il se peut que les réponses apportées et que les choix effectués soient radicalement opposés. Ainsi, l’un va accepter un emploi qui le satisfait moyennement parce qu’il est confortablement payé, et l’autre va le refuser pour lui préférer un emploi plus passionnant mais moins bien payé.
Chacun se sera efforcé de discerner la meilleure option en analysant la situation. Mais l’analyse de la situation n’est évidemment pas objective. Elle repose sur des croyances, des émotions, des critères personnels. Il se peut donc que la réponse apportée s’avère tout à fait insatisfaisante et n’apporte ni amélioration, ni satisfaction. Les émotions de la personne ont fait écran à une perception correcte qui aurait amené, elle, une satisfaction. Ce qui s’ensuit est évidement une action incorrecte. Cette dernière n’est évidemment pas perçue comme telle, vu que la personne n’est pas consciente de sa perception erronée.
Une perception limpide
Cette «torsion» de la perception se trouve remarquablement bien décrite dans les Yogas sutras.>br> Pour ceux-ci, dans le psychisme de l’être humain, il existe une instance qui perçoit correctement la réalité telle qu’elle est. Cette instance est appelée «purusha» et est traduite par «l’habitant de la cité». La cité est intérieure évidemment. Il s’agit de notre mental, nos sens, nos souvenirs, nos désirs. Le «purusha» a donc une perception claire, neutre, limpide de la réalité. Mais «tout se passe comme si…» il n’avait pas cette perception claire.
Une vision partielle
Ce «tout se passe comme si...» est assez extraordinaire. Il désigne le mystère de la «torsion» dans laquelle l’être humain se trouve pris dès qu’il naît. Nous pourrions avoir une vision correcte de la réalité… et nous ne l’avons pas. Nous avons une vision partielle et erronée de la réalité. C’est cependant une forme de connaissance. Une connaissance partielle et imparfaite mais une connaissance quand même. Ne crachons pas dessus, ce serait faire preuve de prétention. Mais reconnaissons cette imperfection pour ce qu’elle est. Et si nous en éprouvons le besoin, essayons de nous améliorer. Eprouver le besoin d’améliorer la clarté en soi est, pour de nombreux instructeurs, un des premiers pas sur le chemin spirituel.
L’insatisfaction, un aiguillon
Ce besoin de s’améliorer naît parce que le manque de clarté produit bien souvent de l’insécurité en nous. Car bien des personnes, en dépit de leur force, de leur intelligence, de leur rayonnement même, ne savent pas fondamentalement comment faire et que faire pour échapper à une forme d’insécurité intérieure et pour se sentir en paix. Ce qu’elles savent en revanche, ce qu’elles sentent tout au fond d’elles-mêmes, c’est que, fondamentalement, elles manquent de clarté. Quand les choses nous apparaissent claires, évidentes, quand elles vont de soi, il n’y a pas d’insatisfaction. Mais c’est bien rare, il faut l’admettre.
Recul et diversion…
Dès qu’il y a agitation, énervement, colère, tristesse, avidité, égocentrisme, vanité, il est impossible de procéder à une réflexion juste, de poser un acte adéquat et de se sentir satisfait. Dès lors, si l’on est pris dans des émotions trop importantes ou si l’on «rumine», inutile d’essayer de discerner quoi que ce soit.
Mieux vaut s’accorder un recul. Mieux vaut s’éloigner du problème pour y revenir ensuite avec une fraîcheur d’esprit toute neuve. C’est d’ailleurs ce que suggèrent les AA en prônant le divertissement. Le divertissement, sous forme de loisir, permet à l’esprit de se reposer de ses problèmes... et de ne plus mariner dans son propre jus ! On s’accorde une pause. On se l’accorde afin de se régénérer. Le travail de réflexion continue souterrainement, par des voies qui ne sont pas sous notre contrôle mais qui fonctionnent mystérieusement.

D’autres configurations
Par ailleurs, une façon de ne pas être seulement cloisonné à sa réalité à soi, c’est d’avoir l’humilité de discuter de ce qui est à réfléchir avec autrui. Car les autres nous apportent d’autres points de vue, étant autrement configurés que nous.
Lorsque l’on reste limité à sa propre perception, il y a toujours un angle mort. Il y a toujours une exclusion. Or, paradoxalement, pour que notre discernement soit correct, il n’y a rien à exclure au départ. Il a lieu si la vue est large. Car il est impossible de discerner quoi que ce soit lorsque l’on reste le nez collé à soi-même. Le discernement, c’est voir loin. C’est pouvoir anticiper. Ainsi, lors de la montée du nazisme, certains ont pu anticiper ce dont il était porteur. Discerner, c’est voir les conséquences des actes posés, tout acte ayant une conséquence.
Utiliser l’expérience
Nous ne parvenons pas à percevoir la réalité dans sa totalité ni correctement. Nous ne le pouvons pas car nos «instruments » de perception ne sont pas tout à fait au point. Ils ne sont pas neufs, frais, clairs. Oui, on est chargé d’un passé. Ce passé a deux aspects : l’un positif et l’autre aliénant. L’aspect positif du passé, c’est qu’il est couplé à l’expérience. Et que l’expérience est une forme de savoir sur laquelle on peut s’appuyer dans certaines situations où le discernement est requis. Ecoutons Françoise, 55 ans, professeur de chant à l’académie : «Lorsqu’un élève chante, et qu’il s’agit de le faire progresser, il faut que je choisisse quel aspect travailler. Dans ce cas, je pense que je mets en oeuvre toute la palette de mes perceptions, intuition y comprise, mais aussi mon expérience et mes connaissances.»
L’expérience, les connaissances, sont donc des éléments qui contribuent au discernement. Par ailleurs, l’expérience permet de ne pas refaire les mêmes erreurs que dans le passé, du moins dans le meilleur des cas.
Tels des chevaux de labour
Ceci dit, le passé a un aspect aliénant. En effet, notre passé nous alourdit. Notre passé nous met sur des rails. Nous réagissons souvent de la même façon. Bref, nous sommes conditionnés émotionnellement et mentalement, et donc dans la confusion induite par nos conditionnements. Ces conditionnements s’expriment en habitudes. Parce que nous sommes pris dans les rets de nos habitudes de vie, quotidiennes, mentales et émotionnelles, il est difficile, lorsqu’une situation qui requiert le discernement se présente, de voir l’alternative. On ne voit que ce que l’on est capable de voir. Nous sommes comparables à des chevaux de labour auxquels on a mis des oeillères et qui avancent dans le même sillon.
Tout ce qui nous déconditionne concourt à davantage de liberté et nourrit la faculté de voir les alternatives. Les précieuses alternatives, ce à quoi nous ne pensons pas nécessairement parce que cela ne fait pas partie de notre réalité. Mais qu’est-ce qui fait partie de notre réalité ??

Ce que l’on perçoit est limité
Ce qui fait partie de notre réalité, c’est ce que nous secrétons mentalement. On produit sans cesse de la subjectivité. Si l’on s’en réfère à la physique quantique, on sait maintenant qu’il n’y a pas de distinction entre l’observateur et la chose observée. On produit sans cesse ce que l’on perçoit. Nous sommes donc les créateurs de notre réalité. Créateur est peut-être un grand mot car nous subissons, pour la plupart, notre propre monde mental et émotionnel. Mais c’est à partir de ce monde intérieur que nous nous projetons à l’extérieur. Nous ne percevons que notre propre production subjective. C’est peu.
Si nous voulons offrir à notre capacité de discernement d’autres alternatives que celles de notre petit monde étriqué, nous devons travailler en amont. Pour avoir une vue un peu plus large, il nous faut agrandir notre capacité de perception de la réalité puisque la réalité de chacun d’entre nous est limitée.
Il se fait que dans la vie, on est souvent amené à être confronté à ses propres limites. Et qu’à partir d’un certain moment, on se rend compte de ces limites, de l’aliénation et de la souffrance qu’elles produisent. Il y a alors tentative pour faire quelque chose pour sortir de ses conditionnements et de ses habitudes. On essaye donc de favoriser un changement de sa façon de voir et de percevoir. Et cela va loin.
Un réel changement de perspective
Pas de recette unique pour mettre dans sa vie ce changement de perspective. Cela va de la psychanalyse à la méditation. Peu importe, après tout. Chacun sa route. Mais gageons que si on ne s’engage pas dans un processus, la vie s’en chargera, apportant son lot de chocs pour nous sortir du confort d’une vue limitée. Ceci dit, c’est parfois un échec. On dit que la vie nous envoie toujours les épreuves que nous pouvons supporter. C’est à vérifier. Car les chocs, s’ils ne sont pas intégrés, peuvent aussi tuer. Le changement de la confusion à la clarté a avantage à être progressif.
Toujours est-il que le discernement et la clarté arrivent souvent d’où on ne les attend pas. Tout à coup, il y a la clarté. C’est simple, c’est lumineux, c’est évident. Comme si la compréhension nous était tout à coup donnée. Dans ce cas, on s’est mis, comme le disent les chrétiens, «au diapason de l’Esprit». On s’est ouvert à la zone la plus profonde de soi-même. C’est lorsque l’on parvient à écouter cette zone profonde de soi qu’un réel changement de perspective a lieu.

Paix et satisfaction…
Ce discernement qui vient de la profondeur n’a rien à voir avec le discernement qui repose sur la raison, la logique, la sensibilité, l’affectivité.
Ceci dit, ces qualités ne sont pas à évincer, mais à utiliser à bon escient. D’après les instructeurs spirituels, elles interviennent dans un premier temps car il faut d’abord analyser et examiner le problème à résoudre sous toutes ses facettes. Mais dans un second temps, on met de côté les conclusions auxquelles on est arrivé tout en mettant en oeuvre une pratique qui permet le recueillement, chacun selon sa sensibilité spirituelle, pratique de méditation, d’assise zazen, de silence intérieur, de chant…
En fait, le but est de s’ouvrir à la profondeur qui permet le changement de perspective d’où peut jaillir une certitude. Ceci dit, il se peut que ce jaillissement se produise également de façon spontanée, sans aucune pratique. On parle alors de grâce.
Cette certitude peut s’opposer à ce qu’indique la raison. Mais ce n’est pas important. Ce qui importe, c’est que la personne sait avec certitude qu’elle doit poser tel acte plutôt que tel autre.
S’il y a discernement venant de la profondeur, il est probable que l’acte qui s’ensuit soit cohérent et adéquat et que la personne ressente paix et satisfaction… et si nous sommes sans doute loin de pareil état de discernement, l’imaginer nous le rend déjà désirable…
Marie-Andrée Delhamende
Paru dans l'Agenda Plus N° de